Brève

Et maintenant les « e-négalités » : les services publics entretiennent les inégalités d’accès

Publié le 14/03/2019
Toubon

Toubon
Crédit photo : DR

Le Défenseur des droits fait l’amer constat d’une situation inégalitaire, au détriment des plus fragiles, qui conduit à priver de ses droits une partie importante de la population. Au terme de notre loi commune, ceci est inacceptable car nous sommes tous censés être égaux face au droit. Force est de constater qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. C’est toujours cette France si prompte à parler de droits plus qu’à les mettre en marche.

Dans son rapport « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics » de février 2019, le Défenseur des droits, en mots prudents mais lourds de sens, pointe des dysfonctionnements anormaux des services publics, alors que partout et de tous bords on nous vante le numérique connecté. Que pèsent les citoyens en dehors de la médiane gaussienne administrative, notamment quand ils ont du mal à faire entendre leur voix ou que le chemin du recours est pavé de mauvaises intentions (modalités, temps, coût).

Des obligations constitutionnelles que l'Etat ne suit pas ou si mal tant il est souvent condamné par les tribunaux administratifs

Le principe de continuité du service public

ce principe constitue un des aspects de la continuité de l’État et a été qualifié de principe de valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel dans sa décision 79-105 DC du 25 juillet 1979. Il repose sur la nécessité de répondre aux besoins d’intérêt général sans interruption

Le principe de l’égalité devant le service public

Corollaire du principe d’égalité devant la loi ou devant les charges publiques consacré par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 27 août 1789, ce principe implique que les personnes se trouvant dans une situation identique à l’égard du service public doivent être régies par les mêmes règles

Le principe d’adaptabilité ou de mutabilité

A la lumière de ce principe, l’autorité administrative doit prendre les mesures d’adaptation du service public afin d’assurer un accès « normal » de l’usager au service public, et elle ne saurait adapter le service public avec pour conséquence que soit compromis cet accès « normal ».

Qui sont les laissés-pour-compte ?

Ils sont plus de 11 millions selon les études les plus récentes : les citoyens seniors après un certain âge/les citoyens fragiles et/ou socialement défavorisés/Les citoyens handicapés : Pourtant l’article 47 de la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personne handicapées, modifié notamment par la loi du 5 septembre 2018, introduit une obligation d’accessibilité des services de communication au public en ligne des « organismes du secteur public ». Mais dans un pays qui repousse ses obligations légales de moratoire en moratoire depuis trente ans…

Tous les citoyens dépourvus d’accès à haut débit : Les maires des petites villes et des zones blanches s’en sont fait l’écho au Sénat sous la férule du sénateur Hervé Maurey à la présidence de la commission du développement durable devant des opérateurs plus avides de chèque complémentaire que de volonté de remplir les clauses contractuelles de déploiement.

Tous les citoyens qui affrontent les sites web de l’administration compliqués, trop techniques, usant de jargonismes, bogués, sous dimensionnés, aréactifs, etc. On pourrait rire de l’affichage du site de la Caf qui s’excuse de ne pouvoir traiter les dossiers qu’avec un retard de deux mois … Et si encore existait une possibilité de contact téléphonique utile ? Mais non, les numéros d’appel sont soit cachés, soit surtaxés, soit inutiles. Et lorsque l’on accède à une plateforme, votre interlocuteur se révèle sans pouvoir d’action, froid comme un colin-mayonnaise. Lorsque par miracle on trouve une « interface humain »e, celle-ci vous fait répéter tout le parcours de votre doléance et surtout pas moyen de savoir qui est votre interlocuteur. Pas de nom, pas de traces. Circulez, il n’y a rien à voir.

Les détenus : Pourtant, en l’absence de connexion internet, les détenus sont dans l’impossibilité d’accéder à leurs droits. Un tel état de fait est contraire à l’article 130-1 du Code pénal qui assigne comme une des fonctions à la sanction pénale de favoriser l’insertion ou la réinsertion du détenu

 

Pour le Défenseur des Droits, le bon sens, le respect de l’esprit des lois et la contrainte de la parole de l’Etat doivent présider au nom de l’égalité de tous. 

 

Imposer la préservation la multimodalité d’accès aux services publics pour qu’aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée.

 

Prendre en compte les difficultés pour les usagers

Créer une clause de protection des usagers en cas de problème technique leur permettant de ne pas être considérés comme responsables du non-aboutissement de la démarche. Instaurer le principe de l’envoi sous forme papier des notifications d’attribution, de suppression ou de révision de droits comportant des délais et des voies de recours, sauf si la personne consent expressément et au préalable aux échanges dématérialisés. Garantir un délai permettant de faire des rectifications dans le cadre d’une démarche administrative dématérialisée. Prévoir des exceptions juridiques aux obligations de paiement dématérialisé imposées par la réglementation, et que soit garanti, quelle que soit la procédure dématérialisée, l’existence d’une autre modalité de paiement que celles liées à la possession d’un compte bancaire.

 

Repérer et accompagner les personnes en difficulté avec le numérique

Organiser un test d’évaluation des apprentissages fondamentaux de l’usage du numérique à l’occasion de la journée défense et citoyenneté. Evaluer systématiquement les besoins d’accompagnement liés aux projets de dématérialisation, prévoir les moyens dédiés et expliciter les mesures prises ou à prendre pour y faire face. Redéployer une partie des économies procurées par la dématérialisation des services publics vers la mise en place de dispositifs pérennes d’accompagnement des usagers. Instaurer un service public de proximité réunissant un représentant de chaque organisme social, des impôts, de pôle emploi, un travailleur social ainsi qu’un médiateur numérique pour réaliser un accompagnement généraliste et de qualité de la population, en particulier la plus fragile. L’échelon de mise en œuvre du nouveau dispositif pourrait être adapté en fonction des besoins des territoires.

Améliorer et simplifier les démarches dématérialisées pour les usagers

Favoriser l’usage d’un identifiant unique pour accéder à l’ensemble des services publics dématérialisés. Améliorer l’information des usagers afin de faire mieux connaitre la gratuité des démarches administratives et mettre fin aux pratiques d’orientation des usagers vers un service privé payant.

 

Former les accompagnateurs

Renforcer la formation initiale et continue des travailleurs sociaux et des agents d’accueil des services publics à l’usage numérique, à la détection des publics en diffculté et à leur accompagnement. Former les volontaires du service civique à l’accueil des publics fragiles et mobiliser ces volontaires non pour remplacer les agents d’accueil mais en complément de la mobilisation des agents de l’organisme qui dématérialise des procédures.

Prendre en compte les publics spécifiques

Permettre à l’ensemble des personnes privées de leur liberté, en particulier dans les établissements pénitentiaires, de disposer d’un accès effectif aux sites internet des services publics, des organismes sociaux et aux sites de formation en ligne reconnus par le ministère de l’Education nationale. Généraliser rapidement le double accès aux comptes personnels à tous les sites des services publics, un pour le majeur protégé, un pour le mandataire judiciaire, adaptés à chaque mandat. Mettre en œuvre systématiquement des mesures appropriées afin de permettre aux personnes handicapées d’accéder effectivement à leurs droits en cas d’impossibilité avérée de mise en accessibilité d’un site internet existant et dans l’attente de la mise en place d’un site répondant aux normes d’accessibilité.

Ces états de fait inégalitaires attisent la colère des citoyens qui ont le sentiment de payer par l’impôt pour des services inexistants et parfois abandonnent leurs droits (ex RSA). De mauvaises langues prétendent que c’est peut-être la volonté de l’Etat et de Bercy. Mais ce sont des mauvaises langues. Peut-être l’Etat a-t-il sous-estimé le poids des réseaux des netizens. La colère est mauvaise conseillère dit-on.

Dans le cas présent, le Défenseur des droits honore la République même si cela n’est pas agréable pour elle.

 

Jean-Pierre Blum, membre de la chaire éthique Unesco.

Source : decision-sante.com